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Texte : Karine Tessier

Photo : Richmond Lam.

Dans Les Glaces, on suit une femme qui accuse un ancien amoureux de jeunesse de l’avoir agressée sexuellement, il y a 25 ans, ainsi que les conséquences de cette dénonciation sur la famille de l’assaillant. Avec sa nouvelle pièce, la prolifique dramaturge Rébecca Déraspe explore les thèmes de l’imputabilité, du pardon et de la solidarité. Cette coproduction du Théâtre de La Manufacture et du Théâtre La Bordée est mise en scène par Maryse Lapierre, et met en vedette notamment Christian Michaud, Daniel Gadouas et Debbie Lynch-White. À quelques jours de la première représentation au Théâtre La Licorne, dans la métropole, Fragments Urbains s’est entretenu avec l’autrice pour en apprendre davantage sur le processus de création du spectacle et discuter de bienveillance et de responsabilité.

Quelle est la genèse du projet Les Glaces? Quelle a été votre principale source d’inspiration?

Dans tout le premier mouvement de dénonciation, il y a quatre ou cinq ans, j’avais envie de trouver ma façon de prendre part à ce débat-là. Et je suis extrêmement nulle pour débattre, dans la vie! Ma façon de réfléchir et de me poser des questions sur l’être humain, de comprendre quelque chose du monde, en général, c’est d’écrire du théâtre.

La vie a fait en sorte que j’ai mis un peu le projet sur pause. Puis, il y a un an, j’ai eu une résidence d’écriture à Bibliothèque et Archives nationales du Québec, en association avec le Centre des auteurs dramatiques. J’avais alors accès à ce que je voulais comme archives. J’ai fait énormément de lecture de correspondances amoureuses, pour voir comment le désir s’exprimait à travers les époques. Et, à un moment donné, je suis tombée sur le discours d’ouverture de la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste, la première fédération féministe québécoise, de Marie Gérin-Lajoie. C’était en 1907. Dans son allocution, elle parle de solidarité féminine, de sororité, de l’importance de l’éducation dans toutes les questions d’ordre sexuel.

Ç’a été comme une révélation. À l’heure actuelle, certains affirment que le débat sur la violence sexuelle est un effet de mode. Non, ça fait des centaines d’années qu’on essaie d’en parler, que ce sujet-là tente d’exister! Si on en parlait déjà au début des années 1900 et qu’on n’a autant pas avancé, qu’est-ce que ça veut dire pour notre avenir?

Lorsque j’ai repris mon travail, ça a changé un peu l’axe dramaturgique de mon texte. C’est-à-dire que, il y a cinq ans, j’étais plus proche des deux garçons qui ont posé un geste de violence sexuelle. Et là, j’ai modifié ma perspective et je me suis davantage rapprochée des personnages féminins, pour créer un espace de solidarité féminine qui traverse la pièce. Et il y a énormément de moi aussi, dans ce spectacle-là. De toute façon, je pense que, chaque fois que quelqu’un écrit, c’est pour essayer de réparer quelque chose. Du moins, c’est mon cas.

Dans la pièce, on suit les protagonistes dans le présent, mais également il y a 25 ans. C’était essentiel pour vous, ce retour dans le passé?

Oui, tout à fait! On ne lisait pas les événements de la même façon, il y a 25 ans. Si ces hommes-là avaient posé ce geste de violence sexuelle il y a six mois, on n’aurait pas d’empathie pour eux. Mais, avec le recul et parce qu’eux-mêmes regardent l’adolescent qu’ils étaient… En tout cas, moi, ma porte d’humanité et de bienveillance est plus facile à ouvrir. Le rapport au temps est très important parce que, sinon, je n’aurais pas pu aborder ces personnages-là avec le respect que j’ai pour eux.

Ça me confronte beaucoup, comme être humain, de revisiter ce que j’ai vécu, ce que mes amis ont vécu. Il y a une introspection qui s’opère, inévitablement. Personnellement, je regarde des épisodes de mon passé et je peux vraiment dire : ah, mon Dieu, cette fois-là, j’ai dépassé une limite ou, cette fois-là, je n’ai pas mis ma limite! Les dernières années m’ont permis de comprendre que j’avais le droit de dire non et je ne me donnais pas nécessairement la permission de le faire, avant.

Voilà pourquoi j’avais envie de raconter une histoire qui s’est passée il y a longtemps, pour que les protagonistes soient capables d’avoir une distance, même émotive. Ils ont tout mis dans des glaces et ça va dégeler, au cours de la pièce.

Rébecca Déraspe. Photo : Harrison Rupnik.

Vous abordez souvent des thèmes graves, mais toujours dans la nuance et la bienveillance. Jamais vous ne jugez les personnages, jamais vous ne les condamnez.

Dans mon rapport à l’écriture, j’ai besoin d’être en contact avec des êtres humains, qui sont complexes. Ce n’est jamais tout noir ou tout blanc, c’est toujours nuancé. C’est d’autant plus important avec un sujet comme celui des Glaces. C’est facile de condamner, mais je n’avais pas envie de le faire. Évidemment, il ne faut pas tomber dans l’impunité non plus, mais juste condamner, ça ne règle pas le problème.

Vous ne prétendez pas, avec votre spectacle, apporter de solution au fléau de la violence sexuelle. Votre contribution au débat se situe plutôt dans la réflexion, la discussion.

Je suis juste une petite fille de 39 ans, qui n’a pas les ressources pour dire ce qu’il faut faire. Je veux plutôt qu’on se demande : qu’est-ce qu’on doit faire de plus, en tant que société? Je souhaite qu’on réfléchisse tous ensemble, en assumant le fait qu’on est des êtres humains qui essaient de comprendre un enjeu.

Il y a également le thème de la famille qui est omniprésent dans la pièce. Quelqu’un qui a posé un geste répréhensible est aussi un fils, un frère, un conjoint… Son entourage est également victime collatérale des conséquences de son acte.

Complètement! Comment on fait pour continuer d’aimer quelqu’un qui a fait quelque chose avec lequel on est viscéralement en désaccord? Moi, je pense que si la personne a le courage d’assumer les conséquences de son geste et le désir de réparer quelque chose, il y a une piste de réflexion à explorer.

Lorsqu’on aborde un sujet aussi délicat que la violence sexuelle, est-ce qu’on travaille d’une manière différente avec les comédiens masculins et féminins?

On a une équipe incroyable et généreuse. Ça a amené des conversations très sensibles. Je sens les hommes extrêmement touchés par mon texte. Et, chaque fois qu’il y a un enchaînement, tous les hommes présents pleurent. J’essaie de comprendre pourquoi ça les bouleverse à ce point. Est-ce qu’ils revisitent certains souvenirs dans leur tête? J’extrapole, mais je ne suis pas nécessairement capable de mettre des mots sur la réaction des comédiens. Ce qui est sûr, c’est que l’équipe est composée de sensibilités bienveillantes et que les artistes apprennent beaucoup au contact de cette matière.

Quel impact souhaitez-vous que le spectacle ait sur le public?

J’ai vraiment envie que le spectateur sorte avec le désir de discuter, le courage de revisiter sa propre histoire, le courage de la solidarité concrète. J’ai l’impression qu’on est beaucoup dans les discours. Il y a des réflexes qui sont extrêmement ancrés en nous. Et, parfois, et je vais parler pour moi, le concret ne suit pas toujours le discours, notamment dans l’intimité des relations. Si une amie te confie quelque chose, auras-tu les mains tendues? Tes idéaux, est-ce que tu les incarnes tout le temps? Appliquer sa vision du monde au quotidien, c’est ça, le défi. Ça m’a fait prendre conscience de l’ampleur du courage que ça demande.

Je me questionne sur les espaces de solidarité, également. Je pense entre autres au documentaire T’as juste à porter plainte, de Léa Clermont-Dion, qui est vraiment incroyable. Elle montre à quel point c’est difficile pour la victime, qui devient aussi une suspecte aux yeux de certains et dans la salle d’audience. C’est ça aussi qui doit changer. C’est ce que j’essaie de dire, dans le spectacle. On a une responsabilité collective, notamment dans l’éducation de nos enfants. Il y a une piste de solution pour l’avenir dans tout ça.

Quel est le plus grand défi que vous avez dû surmonter dans la création de la pièce?

On est tous hyper conscients du sujet, de l’impact que ça peut avoir, de façon positive ou négative. Est-ce qu’on en parle de la bonne façon? Je n’ai vraiment pas envie d’être démagogique, d’être dans le tout noir ou tout blanc.

Je pense que, la clé, c’est de le faire pour les bonnes raisons, c’est-à-dire, à mon avis, pour essayer de comprendre ce qu’on doit faire, en tant que société.

Depuis la première vague du mouvement #MeToo, il y a eu de nombreux documentaires, fictions, prises de parole publiques sur le sujet de la violence sexuelle. Avez-vous craint, pendant le processus de création, que la population devienne un peu saturée à propos de ce sujet?

Bien sûr! Mais je pense que c’est un angle qu’on n’a pas nécessairement vu encore, dans les différentes productions. Et je pense que je raconte une bonne histoire, celle d’une famille. On évoque un point de saturation, un discours qui se poursuit dans l’espace public, mais rien ne se passe concrètement! Moi, mon outil, c’est le théâtre. C’est ma façon de mettre ma pierre dans l’édifice, de participer à la réflexion collective.

Les Glaces, de Rébecca Déraspe, mise en scène par Maryse Lapierre, est présentée du 4 octobre au 5 novembre 2022, au Théâtre La Licorne, à Montréal, puis du 23 au 26 novembre 2022, au Théâtre Alphonse-Desjardins, à Repentigny, le 1er décembre 2022 au Centre culturel Berger, à Rivière-du-Loup, et du 10 janvier au 4 février 2023 au Théâtre La Bordée, à Québec.

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