ENTRETIEN AVEC LA DOCUMENTARISTE NAOMIE DÉCARIE-DAIGNEAULT
Texte : Karine Tessier
Pour son précédent film, le moyen métrage Féminitude, la documentariste Naomie Décarie-Daigneault a reçu les confidences de jeunes femmes au sujet de leur rapport à la féminité. Celle qui termine actuellement une maîtrise en communication à l’Université du Québec à Montréal poursuit son exploration de la jeunesse avec L’âge tendre, son premier long métrage.
On y suit neuf ados montréalais, tous marqués par la violence du monde dans lequel ils vivent. Entre les murs de leur école secondaire, ils brisent les tabous et les stéréotypes associés à l’adolescence par le biais d’un projet de dramathérapie. Ils y discutent consommation, santé mentale, obligation de performance et liberté, et remettent en question les façons de faire de leur institution d’enseignement. Une prise de parole qui dérange, mais surtout un cri du cœur qui bouleverse.
Fragments Urbains a rencontré la cinéaste de 25 ans à la veille de la première mondiale de L’âge tendre aux Rendez-vous du cinéma québécois.
Féminitude présentait la réflexion de jeunes femmes. Et pour L’âge tendre, vous avez filmé des adolescents dans une école secondaire. Pourquoi raconter à nouveau la jeunesse?
Je suis fascinée par la jeunesse. Au départ, c’était plus pour entendre des personnes comme moi réfléchir devant la caméra. Je trouve que ma génération n’est pas assez représentée. Pas nécessairement en termes d’âge, mais plutôt des gens qui ont des pensées différentes, originales, qu’on entend rarement.
Finalement, je me suis aperçue que j’avais plus de facilité et de curiosité avec les jeunes. Avec eux vient une certaine radicalité, une énergie très particulière, brute, qui me chavire et m’allume. Ils ont un regard plus franc sur les choses parce qu’ils n’ont pas encore eu à faire des compromis, à nuancer leurs propos pour faire plaisir, à se soumettre à plein de dressages sociaux qui atténuent les individualités. J’aime le fait qu’ils soient des êtres presque « neuf » dans le monde. Et j’adore quand ils sont irrévérencieux, qu’ils ne cherchent pas à plaire, et surtout à me plaire!
Est-ce le regard que vous posez sur ces adolescents qui a fait en sorte qu’ils vous ont fait confiance et se sont livrés à vous?
Hum… Oui, sûrement que ça a aidé, puisque les rapports ont été très égalitaires dès le début entre nous. Mais c’était assez spécial comme tournage. J’étais un témoin invisible des séances de dramathérapie. Durant ces séances, je ne leur parlais pas du tout, sauf pour les saluer, pour leur permettre d’avoir leur « bulle » et pour qu’ils n’aient pas trop conscience de la présence de l’équipe de tournage. Mais j’étais aussi une confidente pour eux pendant les entrevues. J’étais seule avec eux. Il s’est d’ailleurs créé une intimité particulière entre moi et deux protagonistes principaux, ce qui nous a permis d’aller encore plus loin dans les échanges.
Les jeunes ont pour la plupart cette capacité de s’ouvrir sans faux-fuyant, et que les adultes perdent, ayant davantage conscience de leur « image » et de ce qu’ils désirent projeter. Et il y a CES jeunes-là, ceux du film, qui sont très sensibles, matures et introspectifs, en raison de leurs vécus mouvementés. La dramathérapie est un processus qui leur permet de s’ouvrir progressivement entre eux, et par rapport à leurs propres vulnérabilités.
L’âge tendre est votre premier long métrage. En quoi le processus créatif diffère-t-il lorsqu’on tourne un long métrage?
Pour moi, il n’y a pas vraiment eu de différence. Je n’avais pas nécessairement l’intention de faire un long métrage, mais plutôt de traiter adéquatement le matériel que nous avions filmé. Comme le processus et le tournage se sont échelonnés sur un an, nous avions beaucoup, beaucoup d’heures de matériel, surtout que nous avions filmé avec deux caméras la plupart du temps.
Alors, ç’a été un apprentissage que de savoir synthétiser et intégrer autant de matériel. Le processus créatif, ç’a surtout été d’écouter attentivement ce que nous avions, de saisir la personnalité, l’individualité des jeunes, et de bien les démontrer dans quelques scènes qui permettraient de saisir en raccourci leur complexité. Et démontrer également un aspect plus sociologique, celui de l’école secondaire comme institution, en dévoiler un peu les failles à travers le discours critique commun qui se dégageait des propos des jeunes.
C’est assez étonnant de voir ces deux pôles. D’un côté, un aspect très intime, unique des jeunes, qui leur appartient complètement. Et de l’autre, un aspect structurel, sociologique, qui les relie et permet d’établir un portrait d’ensemble qui rejoint tout le monde. Parce que, malgré les étonnantes individualités de chacun, le vivre-ensemble marque les expériences. Il demeure certains aspects quasi universels, qui doivent être pris en compte lorsqu’on met sur pied des organisations sociales aussi totalisantes que les écoles. Chacun des jeunes du film a connu l’ennui, la solitude, le désœuvrement au sein de l’école secondaire. Pourquoi? Il y a là un problème structurel qui dépasse la stricte subjectivité individuelle.
Quels documentaristes vous ont inspirée?
Pour L’âge tendre, je me sentais vraiment inspirée par Wow! de Claude Jutra, et aussi par d’autres films sur la jeunesse. Le temps perdu de Michel Brault, encore et toujours. C’est vraiment un film culte pour moi. Les rêves dansants, sur les pas de Pina Bausch, d’Anne Linsel et Rainer Hoffmann, un documentaire sur des jeunes non danseurs qui apprennent une chorégraphie de Pina Bausch. Merveilleux et bouleversant.
J’ai aussi été très inspirée par Asiles, un livre du sociologue Erving Goffman qui aborde la notion d’institutions totales ou totalisantes, qu’il décrit comme « un lieu de résidence et de travail où un grand nombre d’individus, placés dans la même situation, coupés du monde extérieur pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et minutieusement réglées ». Ça m’a beaucoup fait réfléchir sur les institutions scolaires. Je pouvais établir plusieurs parallèles entre le concept et les écoles, des espaces où on gère énormément d’individualités, mais dans un souci de rendement et d’efficacité qui finit par nier et écraser ces individualités. J’avais donc un certain postulat de base inspiré par Goffman, ainsi qu’une approche inspirée de la microsociologie.
Et pour ma démarche documentaire, c’est sûr que je suis inspirée par Pierre Perrault, mon maître incontesté et infini! Même si son influence ne ressort pas vraiment dans L’âge tendre, à part peut-être le rapport à la parole. Pour l’aspect plus sociologique, il y a également le documentariste Patric Jean, qui sait comment bien illustrer des concepts abstraits par des situations réelles, qui permettent à tous de saisir en quelques minutes des théories et de les voir en action, dans la vie réelle.
Qu’est-ce que ça représente pour vous de présenter votre premier long métrage en première mondiale aux Rendez-vous du cinéma québécois?
Ah, c’est vraiment excitant et énervant! Je suis surtout contente de pouvoir montrer le film aux protagonistes et à leur famille dans un cadre plus professionnel. Ça ajoute du sérieux et de la crédibilité à mon projet, aux efforts, au temps consacré, aux propos des jeunes. Ça démontre que ces paroles doivent être écoutées et prises au sérieux, qu’elles doivent dépasser le cadre scolaire.
Le documentaire est un outil extrêmement puissant pour moi surtout pour cette raison, parce qu’il permet de déplacer des paroles et des univers méconnus au centre de la scène, sous les projecteurs. Dans une salle de cinéma, toutes les lumières s’éteignent, les gens se taisent et leurs regards sont dirigés au même endroit. Ils n’ont plus le choix d’écouter ces choses qu’on évite au quotidien.
Alors, j’ai vraiment hâte à la projection de mon film aux RVCQ, et vraiment hâte aussi pour mon équipe. Et de prouver qu’on peut faire un film seulement animé de volonté, de débrouillardise… et de zéro moyen! (rires)
Page Facebook officielle du film : www.facebook.com/lagetendre
Très enrichissant! Merci. Bravo, Naomie!