CRITIQUE DE FRANK DE LENNY ABRAHAMSON
Texte : Véronique Bonacorsi
Que faire lorsqu’on nourrit l’ambition d’un musicien, mais qu’on ne possède pas le talent? On rejoint un groupe d’artistes originaux au nom imprononçable, dirigé par un génie portant une tête de cartoon!
Pour Jon (Domhnall Gleeson), l’opportunité d’échapper à sa vie banale survient lorsqu’il assiste à la maladroite tentative de suicide du claviériste des Soronprfbs. Le gérant des musiciens, Don (Scoot McNairy), invite spontanément Jon à jouer avec eux, sans demander d’audition. Le jeune banlieusard se ramasse alors sur scène, puis dans une cabine éloignée en Irlande, et enfin à un réputé festival américain, parmi une bande d’éclectiques personnages. Au centre de ceux-ci : Frank (Michael Fassbender, pour autant qu’on sache), chanteur charismatique et loufoque qui porte en tout temps un imposant masque sphérique aux yeux bleus écarquillés et à la bouche entrouverte. L’arrivée de Jon, qui pousse la formation à flirter avec la célébrité, menace particulièrement la relation codépendante entre le prodige éponyme et sa proche collaboratrice Clara (Maggie Gyllenhaal).
Où trouve-t-on l’idée pour une telle excentricité? L’œuvre s’inspire d’abord de la vie du musicien Chris Sievey et de son alter ego Frank Sidebottom, reconnu pour la tête dessinée qu’il portait en spectacle. Des années après la disparition de son Frank, Sievey désire faire renaître le farfelu personnage. Il contacte donc son ami Jon Ronson, son claviériste pour la période 1980-1990, qui écrit un article racontant leur parcours incongru pour le journal The Guardian. Peter Straughan, le coscénariste de Ronson pour le film The Men Who Stare At Goats, lui propose alors qu’ils adaptent ce récit pour le cinéma. Les scénaristes choisissent alors de s’éloigner de la simple biographie et d’incorporer des éléments d’autres musiciens marginaux pour construire un Frank tout neuf.
Cette liberté créatrice a séduit Lenny Abrahamson (What Richard Did, Garage), un réalisateur irlandais relativement inconnu, qui se spécialise en personnages uniques, mais sympathiques. N’ayant pas à endosser le fardeau de relater des faits véridiques de A à Z, Abrahamson a su matérialiser à l’écran le ton merveilleusement bizarre de Frank, qui se promène entre extrême comédie physique et silencieuse tragédie.
Selon les acteurs, le cinéaste avait une vision très claire de ce qu’il voulait, tout en gardant une ouverture aux suggestions et à l’inspiration du moment. Une méthode qui s’est avérée fructueuse les jours de tournage des scènes musicales. Pour préserver l’authenticité des performances, les chansons des Soronprfbs, des compositions originales de Stephen Rennicks, ont été jouées par les acteurs eux-mêmes et enregistrées live. Il en résulte une ambiance sonore anti-traditionnelle, expérimentale, tout en demeurant mélodieuse, parfaitement représentative de l’univers surréaliste du film. Et lorsque Frank s’aventure dans ce qu’il pense être de la pop, pour écrire sa « chanson la plus plaisante », cela produit une hilarante absurdité.
Cet étrange joyau n’aurait pas fonctionné sans l’apport dévoué de la distribution. Avec sa première véritable saucette dans le domaine comique, Michael Fassbender (Shame, X-Men : Days of Future Past, 12 Years a Slave) prouve qu’il n’est pas l’un des acteurs les plus hot de l’heure seulement grâce à son beau visage. Malgré sa vision périphérique diminuée par le gigantesque masque, l’acteur a confié avoir accueilli la façade de papier mâché comme une libération. Le spectateur assiste ainsi à une prouesse de jeu corporel, conjuguant subtilité et exagération. Même si Frank semble tout droit sorti des dessins animés du samedi matin, on perçoit sa vulnérabilité, ce qui nous fait réaliser que nous faisons bien face à un être humain complexe. La performance nuancée de Fassbender est mise en valeur par celle, tout autant convaincante, de Domhnall Gleeson (About Time), l’interprète du héros un peu naïf et point d’ancrage de la « normalité » pour le public.
Le film de Lenny Abrahamson propose un feu roulant de savoureux dialogues, intelligemment ficelés, des situations cocasses, mais aussi beaucoup de cœur. Encore mieux, Frank réalise l’exploit de laisser le pouvoir au spectateur d’interpréter les émotions que ce visage cartoonesque imperturbable reflète. Si le masque agit comme barrière de protection pour le personnage, il nous déroute et nous force à constater qu’on ne se sent à l’aise avec soi-même que lorsque notre image dans les yeux de l’autre nous satisfait.

Notre journaliste, arborant le masque remis au public à la projection du film au festival Fantasia. Photo : Véronique Bonacorsi
Projeté en première mondiale à Sundance en janvier 2014, et cet été en première québécoise au Festival international de films Fantasia, Frank prend l’affiche sur le continent nord-américain en sortie limitée ce mois d’août.
Site Web officiel du film: http://www.magpictures.com/frank/