En mars dernier, la pièce 5 balles dans la tête, de Roxanne Bouchard et mise en scène par François Bernier, a connu un succès autant public que critique, lors de sa présentation à La Licorne. Cette production du Théâtre DuBunker était de nouveau à l’affiche ces jours-ci, cette fois chez Duceppe, toujours à Montréal. Une occasion de plus pour la troupe de favoriser la réflexion, mais surtout la discussion entre la communauté militaire et le grand public.

Questionner les motivations
Dans le cadre d’un projet de recherche, l’autrice et professeure de littérature Roxanne Bouchard a rencontré une trentaine de militaires, de huit corps de métier, qui ont participé à la rotation des Forces armées canadiennes en Afghanistan en 2009. Des fantassins aux blindés, en passant par des pilotes, des techniciens médicaux et des ingénieurs. Se revendiquant alors de l’antimilitarisme (elle se dit aujourd’hui pacifiste), l’écrivaine voulait les interroger sur leurs motivations, sur les raisons de leur engagement.

Puis, elle a visité des bases militaires, participé à certains exercices. Si, au départ, les militaires se présentaient à elle comme des dur·e·s à cuire, des individus que rien ne semble effrayer, ils et elles ont fini par s’ouvrir véritablement. Lorsque Roxanne Bouchard a parlé des morts laissés derrière, sur les champs de bataille, ses interlocuteurs·trices ont d’abord esquivé le sujet, préférant énumérer une longue série de chiffres et d’informations techniques. Mais plus le lien de confiance entre l’autrice et les interviewé·e·s s’établissait, plus les langues se déliaient. Et les anecdotes et confidences ont vite fait de s’accumuler. Les nombreuses discussions ont été réunies dans un livre, 5 balles dans la tête : récits de guerre, sorti en 2017.

Au-delà des préjugés
Rares sont les occasions d’en apprendre plus sur la vie, les sentiments, les opinions des membres de l’armée. D’aller au fond des choses, à des lieues des histoires de guerre tournées comme des films d’action, ce à quoi nous a habitué·e·s Hollywood. Les récits du spectacle de Bouchard et Bernier sont haletants, poignants, mais aussi, parfois, drôles et jamais unidimensionnels. Les militaires y racontent le quotidien sur les champs de bataille, bien sûr, mais également les fantômes qui les hantent, une fois de retour au pays : leurs camarades décédé·e·s en mission, les victimes civiles qui n’ont pu être sauvées, leurs regrets et leurs doutes. Ils et elles doivent apprendre à vivre avec la mort, à surmonter les traumatismes et le sentiment de culpabilité, à composer avec des blessures tout autant physiques que psychologiques. Personne ne revient du front indemne.

Dans son essai, puis dans sa pièce, Roxanne Bouchard ne prend pas position. Elle va simplement au-delà des idéologies, pour se concentrer sur l’humain. En étant à l’écoute, sans chercher à convaincre l’autre, on confronte nos propres biais, on nuance sa pensée. En adaptant elle-même son essai de 400 pages pour la scène, l’écrivaine a relevé tout un défi et elle l’a fait avec brio. puisque 5 balles dans la tête favorise autant la réflexion que l’ouverture. Son texte est dense, sans être fastidieux ou lourd. À sa démarche d’abord documentaire, elle a su insuffler une dose de fiction et de poésie qui sert à merveille le propos, puisqu’il nous permet d’encore mieux s’identifier aux personnages.
Une direction réussie
La mise en scène de François Bernier est fort intelligente. Aussi comédien dans le spectacle (il remplace Éric Robidoux, de la première mouture), il dirige ses collègues interprètes avec précision et sensibilité. La distribution offre une performance juste, intense, avec la bonne dose de retenue. En alter ego de la dramaturge Roxanne Bouchard, Sylvie De Morais-Nogueira propose un personnage qui porte, en quelque sorte, les préjugés et questions que peut avoir le public. Elle est aussi convaincante qu’énergique. De son côté, Joakim Robillard incarne avec un charisme indéniable l’un des militaires, un être coloré et par moments hilarants. Quant à Lou Vincent-Desrosiers, elle brille dans l’une des scènes les plus marquantes de la pièce, dans laquelle Amy raconte l’explosion qui a pulvérisé le char qu’occupaient ses ami·e·s.

Les protagonistes évoluent dans une scénographie astucieuse. Signé Pierre-Étienne Locas, l’ensemble est composé de dizaines de caissons de rangement. Sans être trop chargé, ce décor est dynamique et permet quelques effets percutants. Les éclairages conçus par Chantal Labonté sont soignés et ajoutent à l’atmosphère propice aux nombreux échanges sincères et émouvants entre les personnages.

5 balles dans la tête est une œuvre bouleversante, qui frappe de par la réalité brutale qu’elle dépeint, ainsi que les images dramatiques qu’elle esquisse. Après la représentation, le soir de la première, les militaires Maxime Fournier, Alexandre Auclair et Willem Dallaire ont réitéré l’importance d’une telle création. Selon eux, voir la pièce, puis en discuter avec les gens dans les gradins contribuent à leur processus de guérison, en plus d’offrir à la population une illustration des plus réalistes de leur travail.

Mais la création de Roxanne Bouchard et François Bernier est également une superbe ode à l’amitié et à la solidarité, des valeurs primordiales pour ceux et celles qui combattent et dont la vie, une fois revenu·e·s au bercail, ne reprendra jamais vraiment son cours normal.
5 balles dans la tête a été présentée en rappel chez Duceppe, à la Cinquième Salle de la Place des Arts, du 27 au 30 novembre 2024.
Le livre 5 balles dans la tête : récits de guerre, de Roxanne Bouchard, est disponible en librairie depuis 2017. Le texte de la pièce, lui, a été édité en 2024.




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